Rapport d’approfondissement 2017: Discours haineux dans les médias sociaux – aspects d’un nouveau phénomène

Zürich, 01 Janvier 2017

par Patrik Ettinger*

Les changements dans la communication publique dus à l’apparition des médias sociaux semblent également avoir entraîné une multiplication des discours haineux, «hate speech» en anglais. C’est en tout cas un sentiment largement répandu. À titre d’exemple, le rapport du Conseil fédéral sur le cadre juridique pour les médias sociaux, publié en mai 2017, décrit cette évolution comme suit: «Ces dernières années, le problème des propos haineux, incendiaires, racistes et discriminatoires tenus sur les réseaux sociaux s’est considérablement aggravé» (Conseil fédéral, p. 38).

Pour pouvoir mieux comprendre le phénomène des discours haineux dans les médias sociaux et évaluer son ampleur, cette analyse commence par expliquer comment définir le phénomène du discours haineux du point de vue des sciences sociales. Nous nous pencherons ensuite sur la question centrale: en quoi l’apparition des médias sociaux à-t-elle modifié la communication publique et comment les nouvelles formes de communication apparues avec les médias sociaux influencent-elles la diffusion des discours haineux? Cette base permet d’évaluer les changements empiriquement observables et d’ébaucher des stratégies face aux discours haineux sur les médias sociaux.

Discours haineux: délimitation du phénomène

Le discours haineux («hate speech») est une notion controversée, qui n’est souvent pas définie précisément (Marx, p. 42). Cela s’explique, entre autres, par le fait que le discours haineux en tant que concept est lui-même l’objet de débats politiques. Qu’est ce qui relève du discours haineux et qu’est-ce qui relève encore de l’opinion pertinente dans le cadre d’un conflit, d’une critique légitime ou d’une protestation? Et, d’autre part: qu’est-ce qui constitue une lutte légitime contre les discours haineux et qu’est ce qui est considéré comme de la censure? Ces questions sur la délimitation sont dangereuses, parce que les personnes utilisant le discours haineux essaient souvent de déplacer les limites voire de les nier. Mais la question de la délimitation se pose aussi du point de vue de l’État de droit démocratique, dans lequel des restrictions du droit fondamental qu’est la liberté d’expression doivent être légitimées par la protection d’autres droits fondamentaux, dans le cadre d’un processus de pesée des intérêts. On peut constater que différentes réponses sont possibles en comparant les traditions juridiques des sociétés démocratiques.

La notion de «discours haineux» n’est toutefois pas uniquement controversée politiquement. L’étude scientifique du phénomène évite souvent le terme «discours haineux» en raison, entre autres, de ses implications politiques, en particulier en dehors des pays anglo-saxons. Elle travaille avec d’autres concepts, tels que l’hostilité à l’égard d’un groupe particulier (Heitmeyer). Et, quand le discours haineux est utilisé comme concept, les approches diffèrent en fonction des traditions scientifiques. Il est cependant possible de déterminer des indicateurs clés du discours haineux, qui doivent être précisés du point de vue de la sociologie et des sciences de la communication pour cette analyse.

  1. Le discours haineux est un discours public. Cette précision se réfère au fait que nous attribuons une importance sociale à la communication publique, contrairement à celle privée, et lui imposons donc des exigences normatives différentes.
  2. Le discours haineux se réfère à des groupes ou à des individus en tant que membres de ces groupes, auxquels on attribue des caractéristiques spécifiques sur la base de l’appartenance ethnique, de la religion, du genre ou de l’orientation sexuelle. En d’autres termes, le discours haineux généralise. Il a recours aux moyens linguistiques que sont la généralisation et l’essentialisation, c’est-à-dire qu’il considère ces caractéristiques comme intrinsèques au groupe et à tous ces membres.
  3. Le discours haineux est péjoratif et discriminatoire. Fondamentalement, on refuse de reconnaître les victimes de discours haineux comme des membres de la société égaux. Elles sont rabaissées, décrites comme inférieures ou diabolisées. À cet égard, une distinction est opérée entre un «nous» connoté positivement et les «autres» exclus. Cet aspect distingue le discours haineux du conflit politique légitime, qui suppose la reconnaissance de l’opposant.
  4. Le discours haineux justifie et légitime des actes, ce qui peut entraîner de la violence physique envers les victimes de discours haineux, mais également des formes d’exclusion moins perceptibles, par exemple lorsque les victimes de discours haineux se taisent par peur et désespoir et ne peuvent donc plus participer à la vie publique.

Outre ces quatre aspects largement consensuels du discours haineux, il en existe deux autres qui sont controversés. Ils concernent l’intention de l’orateur d’exprimer la haine qu’il ressent (intentionnalité), et l’effet sur les victimes du discours haineux (Sirsch, p. 168f.).

L’intentionnalité du discours haineux est surtout avancée pour lever les supposées ambiguïtés des points 3 et 4. Ainsi, selon cet aspect, il ne s’agit pas d’un discours haineux lorsque, par exemple, des Noirs se qualifient mutuellement de «nigger» dans le cadre d’une réinterprétation positive d’un terme stigmatisant. L’argument des opposants à la prise en compte des intentions de l’orateur est qu’elles sont souvent impossibles à déterminer de manière incontestable. Il s’agit selon moi d’un problème méthodique et non conceptuel. L’intention de l’orateur doit être déduite à partir des actes de langage et de leur contexte, alors que les points mentionnés plus haut sont suffisants d’un point de vue conceptuel.

L’argument des opposants aux concepts qui se focalisent sur l’effet sur la victime du discours haineux est «que tout discours pourrait alors être qualifié de discours haineux si l’on trouvait une personne qui le considère comme offensant» (Sirsch, p. 168). Cet argument doit être entériné dans la mesure où la perception des victimes doit être soumise à une intersubjectivation, c’est-à-dire qu’il ne peut pas s’agir du seul critère. Une intersubjectivation est cependant possible sur la base des quatre critères mentionnés. J’estime par ailleurs qu’il faut relativiser cet argument. Les expériences historiques d’exclusion et de discrimination sensibilisent bien plus les membres de minorités que tout acteur non concerné. Il faut en tenir compte pour la contextualisation dans le cadre de l’analyse de discours haineux.

En quoi l’apparition des médias sociaux modifie-t-elle la communication publique?

Avec la numérisation des médias et l’apparition des médias sociaux, l’espace public des États démocratiques modernes a fondamentalement changé. Le changement le plus important est le déplacement des frontières entre communication publique et privée. Avant la numérisation et l’apparition des médias sociaux, la communication publique s’exerçait principalement par l’intermédiaire des médias de masse traditionnels. Les journalistes, en tant que «gardiens», décidaient de ce qui devait être l’objet de la communication publique. Cette décision prenait en compte les considérations économiques de la maximisation de l’attention, mais respectait des normes sociales et éthiques.

Cette sphère de la communication publique était clairement séparée de la sphère de la communication privée. Dans cette dernière, le respect des normes sociales était beaucoup moins strict. On pouvait aussi y dire ce que l’on ne voulait pas ou n’osait pas exprimer publiquement.

Avec la numérisation, cette séparation entre communication publique et privée s’estompe. Nous constatons désormais, comme l’a très justement formulé le chercheur en communication Hans-Bernd Brosius, que «tous les contenus de communication, qui existaient déjà à «l’ère hors ligne», ont quitté le cadre de la communication interpersonnelle privée en raison de l’observation en ligne. Nous voyons les «discussions de comptoir», nous voyons les propos haineux, nous voyons les gens jouer, acheter, discuter, etc. Beaucoup des formes de communication ne sont pas nouvelles, mais sont désormais visibles en ligne. Elles sont non seulement consultables de façon synchronique, mais aussi de façon diachronique, grâce à la capacité de stockage, la mémoire infinie d’Internet» (Brosius, p. 365). Ce qui était autrefois privé fait désormais partie de la communication publique.

La numérisation n’entraîne cependant pas seulement un déplacement des frontières entre communication publique et privée, mais aussi un changement des rôles. Alors que la communication dans les médias de masse traditionnels est une communication one to many, la communication numérique permet une communication many to many. Chacun peut désormais potentiellement envoyer des messages qui peuvent toucher un large public. Cette situation offre aux individus et organisations de nouvelles possibilités pour des campagnes de communication et mobilisations, y compris pour celles qui s’attaquent aux minorités en utilisant des discours haineux.

Ces organisations profitent donc des évolutions technologiques de la numérisation, qui rendent la communication quantifiable et influençable comme jamais auparavant. L’économie de l’attention, c’est-à-dire l’obtention et la distribution de l’attention, peut désormais être mesurée en temps réel en nombre de clics, de mentions «J’aime» ou en durée de consultation et être optimisée en conséquence. Les acteurs qui dépendent de l’attention en tirent profit. Ils disposent désormais d’une multitude de possibilités d’optimisation de l’attention, y compris l’utilisation de social bots, qui est cependant très peu répandue en Suisse. (Rauchfleisch/Vogler). Les géants de la technologie, tels que Google, Facebook ou Twitter, en profitent également. Ils peuvent transformer l’attention en bénéfice économique. Et, étant donné que ce sont surtout les messages qui suscitent l’émotion qui accaparent l’attention, la communication sur les réseaux s’émotionnalise davantage.

La possibilité de mesurer et diriger l’attention des utilisateurs de manière ciblée incite également les fournisseurs de médias sociaux à surtout proposer aux utilisateurs les types d’informations qui ont déjà suscité leur attention par le passé ou qu’ils ont partagés sur leurs réseaux sociaux. L’attention peut ainsi être optimisée. Étant donné que l’infinité du réseau nécessite une structuration et que les algorithmes sont utilisés à cet effet mais sont invisibles pour les utilisateurs, les «bulles de filtres» et «chambres d’écho» limitent la soi-disant diversité de l’information sur Internet. Un regard sur le monde qui renforce les préjugés existants se développe.

Ces changements dans la communication publique dus à la numérisation et à l’importance croissante des médias sociaux sont renforcés par l’évolution de la manière de s’informer des différentes générations. En Suisse, les médias sociaux constituent déjà la première source d’informations sur l’actualité pour 24 % des 18-24 ans, alors que ce n’est le cas que de 4 % des plus de 55 ans (fög, p. 7).

Comment les médias sociaux influencent-ils la diffusion de discours haineux?

Avant de montrer comment la numérisation et l’apparition des médias sociaux influencent la diffusion des discours haineux, nous voulons souligner que le discours haineux est un phénomène ancien, qui se manifestait bien avant l’apparition des médias sociaux, et que les discours haineux apparaissent dans la communication publique par vagues discontinues.

Comme le révèlent de nombreuses enquêtes, on observe des attitudes relevant de l’hostilité à l’égard de groupes particuliers ou du discours haineux chez une partie non négligeable de la population, y compris dans les sociétés démocratiques modernes, et ce déjà bien avant l’apparition des médias sociaux. Les chiffres varient selon la méthode de sondage, la minorité concernée et le moment de l’enquête, mais le problème est toujours significatif (pour un aperçu concernant l’antisémitisme Pfahl-Traughber; concernant l’islamophobie Hafez). «Internet fait simplement apparaître ce qui existait déjà dans la culture politique» (Hafez, p. 321).

Le recours au discours haineux est un phénomène qui n’est pas seulement ancien, mais qui s’exacerbe aussi régulièrement lors de périodes de crise sociale. En effet, les minorités sont traitées en «boucs émissaires» et exclues pendant ces périodes (Imhof). Dans le même temps, on constate une atténuation des inhibitions sociales relatives à l’utilisation de discours haineux. En raison de la perte de points de repère que connaissent de nombreuses sociétés démocratiques actuellement, il est possible qu’une partie non négligeable des discours haineux observés sur Internet soit due à des facteurs dont le seul lien avec la numérisation est que celle-ci augmente significativement la visibilité du phénomène. La part exacte n’est toutefois pas mesurable.

Il existe néanmoins aussi des arguments qui affirment que la modification des structures de communication publique due à la numérisation et à l’apparition des médias sociaux facilite la diffusion des discours haineux.

  1. En effet, alors que, dans les médias traditionnels, les journalistes continuent de jouer le rôle de gardiens et veillent, par exemple, à ce que les sections «Commentaires», modérées, ne puissent pas contribuer à la diffusion de discours haineux, de tels mécanismes de contrôle sont très peu présents dans les médias sociaux. Cette situation s’explique, d’une part, par le fait que les géants de la technologie se voient comme des opérateurs de plateformes qui mettent des infrastructures à disposition mais ne sont disposés qu’à assumer une responsabilité limitée concernant l’utilisation de ces infrastructures (Altmeppen; Sellars, p. 20-24). D’autre part, il est souvent difficile pour les victimes suisses de faire valoir leurs droits auprès de géants de la technologie de dimension mondiale.
  2. Les possibilités de la communication numérique permettent aux mouvements sociaux ou partis populistes qui discriminent les minorités en utilisant des discours haineux de plus facilement mobiliser et déchaîner des flots d’insanités («shitstorm») contre leurs victimes. Des actions organisées, lors desquelles sont également utilisés des outils technologiques tels que des social bots, c’est-à-dire des messages générés par ordinateur et diffusés largement, permettent à ces acteurs de donner l’impression que leurs messages haineux sont largement partagés. De telles actions limitent également considérablement les possibilités de communication en ligne des victimes des discours de haine. En outre, les médias sociaux permettent une meilleure mise en réseau de ces organisations, ce qui renforce leur puissance de feu.
  3. Les médias sociaux sont les médias de l’émotion. La communication dans les médias sociaux est davantage marquée par les émotions que celle des médias traditionnels, et vise à la construction de communautés (Lischka/Stöcker, p. 29-31). Plus la formulation d’un tweet est chargée d’émotion, plus il sera diffusé souvent et rapidement via des retweets (Stieglitz/Dang-Xuan). Et plus le nombre de termes connotés négativement utilisés dans une publication Facebook est élevé, plus elle sera commentée (Stieglitz/Dang-Xuan). Par ailleurs, les utilisateurs de plateformes sociales tirent leur plaisir principalement de la gestion de leurs relations et de leur identité, c’est-à-dire de la possibilité de se mettre en réseau avec leurs semblables et de faire leur autopromotion (Eisenegger). Une communication chargée d’émotion, utilisant des termes péjoratifs et visant la construction d’une communauté, y compris via l’exclusion, ne peut évidemment pas être directement assimilée à un discours haineux. Mais elle crée une culture de communication dans laquelle les discours haineux peuvent prospérer.

Est-il possible de prouver de manière empirique que les discours haineux progressent sur les médias sociaux?

Pour une grande partie des effets possibles des médias sociaux que nous avons abordés, nous ne disposons pas jusqu’à présent de suffisamment de preuves empiriques. Les études empiriques qui présentent l’évolution de la diffusion des discours haineux à l’ère de la numérisation et de l’apparition des médias sociaux sont encore rares. L’étude sur l’antisémitisme dans les médias sociaux réalisée à la demande du World Jewish Congress, qui a étudié un large échantillon de pays, a relevé en 2016 en moyenne 43 publications au contenu antisémite par heure, dont 41 % contenait un discours haineux à l’encontre des Juifs (WJC 2017, p. 14). En raison du manque actuel de chiffres comparatifs (à l’exception d’une étude portant sur janvier 2018), il n’est cependant pas possible de déduire une ampleur ou des tendances à partir de ces données. Le rapport de suivi de janvier 2018 a constaté une augmentation du nombre de publications contenant des symboles ou images antisémites en Suisse (WJC 2018, p. 5). Néanmoins, en raison du caractère unique et court de la période étudié, il est impossible de dire clairement s’il s’agit d’un hasard ou de premiers indices d’une tendance. C’est également particulièrement vrai parce que nous ne disposons pas de suffisamment d’autres chiffres systématiques pour la Suisse.

En ce qui concerne les plaintes et condamnations, le recueil des cas juridiques par la Commission fédérale contre le racisme révèle une tendance à la hausse (CFR), avec toutefois de grandes variations, qui s’expliquent en partie par des événements clés (conflits au Moyen-Orient, attentats islamistes, etc.). En outre, l’augmentation du nombre de plaintes peut s’expliquer par une augmentation des délits, mais aussi par un changement dans le comportement relatif aux plaintes.

Nous attendons donc toujours des études empiriques, qui permettraient, grâce à une observation systématique et comparative, de parler du développement du discours haineux dans les médias sociaux en Suisse. Nous ébaucherons ci-après les manières de concevoir de telles études.

Comment recenser correctement les discours haineux dans les médias sociaux?

La méthode de recensement des discours haineux dans les médias sociaux n’existe pas. D’une part, les bases de données et les possibilités de collecte des données des différents médias sociaux sont trop différentes et en constante évolution. D’autre part, le choix de la méthode dépend de l’information que l’on veut obtenir, c’est-à-dire de la question spécifique à laquelle on souhaite répondre et des conclusions que l’on souhaite tirer des données collectées.

Un recensement systématique des discours haineux dans les médias sociaux doit donc tenir compte des différentes spécificités de chaque média social. Ainsi, il est possible d’explorer complètement la communication sur Twitter via des mots-clés et associations de mots-clés, alors que ce n’est possible sur Facebook qu’avec des restrictions, par exemple sur des comptes prédéfinis. Il faut également noter que Facebook, par exemple, permet, outre la communication publique, une communication semi-privée ou privée, ce qui est un facteur limitant.

Les différences entre les offres des médias sociaux résident cependant aussi dans leur utilisation et leur portée. En Suisse, Twitter est particulièrement souvent utilisé par des personnalités politiques et représentants des médias. Il a donc le statut de média des élites à faible portée directe mais au fort potentiel de communication indirecte, y compris via les médias traditionnels. Facebook, YouTube et Instagram présentent une portée bien plus grande et une répartition sociale plus large des utilisateurs.

Le choix des approches méthodologiques doit également refléter le fait que les discours haineux peuvent se manifester sous des formes linguistiques bien différentes. Outre les déclarations univoques qui associent directement des minorités à certains termes et caractéristiques, certaines formes n’expriment le discours haineux que de manière implicite. Les déclarations du type «Une personne est x, alors qu’elle est y» en constituent un exemple, x étant une caractéristique positive et y l’appartenance à une minorité. En effet, le propos implique que la caractéristique évoquée ne peut généralement pas être attribuée à ce groupe. Une recherche assistée par ordinateur de termes et associations de termes permet de plutôt bien recenser les discours haineux explicites (Burnap; Taylor), mais montre très vite ses limites dès qu’il s’agit de communication haineuse implicite. Et, étant donné que la forme du discours haineux dépend aussi du niveau d’éducation, un recensement qui n’utilise que la recherche de certains termes ou associations de termes donnera un résultat dans lequel les personnes ayant un faible niveau d’éducation seront surreprésentées, alors que les discours haineux des élites, plus subtils, seront sous-représentés.

À l’égard de ces différences, il nous semble qu’une approche judicieuse pour recenser les discours haineux dans les médias sociaux qui concernent la Suisse et ses minorités doit s’intéresser à la nature de réseau des médias sociaux. Il s’agit concrètement d’identifier des réseaux dans lesquels les discours haineux sont fréquents et d’analyser de manière ciblée leurs contenus et flux de communication en utilisant une combinaison de recensement automatisé assisté par ordinateur et d’analyses approfondies par des codeurs formés à l’herméneutique. Une telle analyse de réseau est menée à partir de la communication sur Twitter, en connaissance des limites mentionnées. Dans un premier temps, un processus de recherche assisté par ordinateur répertorie tous les utilisateurs de Twitter qui diffusent des discours haineux. L’analyse des relations d’abonnement entre les différents utilisateurs permet ensuite, au moyen d’un algorithme (Blondel et al.) fonctionnant sur le principe de l’homophilie («Qui se ressemble s’assemble») (McPherson et al.), de modéliser un réseau dans lequel des communautés d’utilisateurs peuvent être identifiées. L’un des avantages de cette approche est qu’elle permet d’identifier dans ce réseau les utilisateurs et communautés liés à la Suisse. Dans ces réseaux, les organisations (médias, partis populistes, mouvements sociaux, etc) auxquelles se réfère la communication dans les médias sociaux et qui participe à l’orienter occupent souvent une place centrale. L’analyse herméneutique de publications haineuses peut ensuite parfaitement s’appliquer à ces concentrations de communication.

En outre, l’analyse des réseaux ne permet pas seulement de considérer les médias sociaux en tant que tels, mais aussi de s’intéresser à leurs relations aux médias de masse traditionnels grâce aux connexions. Il est ainsi possible, par exemple, d’identifier les publications des médias traditionnels auxquelles les publications haineuses dans les médias sociaux font référence. Inversement, une analyse de médias correspondante peut révéler quels éléments de la communication des médias sociaux sont repris et, le cas échéant, corrigés par les médias de masse. L’analyse de médias correspondante permet aussi d’identifier les formes de reportages des médias de masse et les événements clés rapportés qui provoquent particulièrement souvent une intensification des discours haineux dans les médias sociaux.

 

Comment combattre les discours haineux dans les médias sociaux?

La publication d’une photo du premier bébé de l’année et des heureux parents dans un hôpital de Vienne a provoqué une déferlante de flots d’insanités («shitstorm»), dont d’innombrables commentaires haineux, parce que le bébé ne portait pas un nom à consonance allemande et sa mère portait un foulard. En réponse, le secrétaire général viennois de Caritas, Klaus Schwertner, a lancé, avec succès, une campagne de «flowerrain»: des dizaines de milliers de personnes ont écrit des publications dans les médias sociaux pour apporter leur soutien à la famille et rejeter la haine sur Internet.

Ce petit exemple montre clairement que la diffusion de commentaires haineux n’est pas la seule à dépendre de l’engagement d’organisations, la lutte contre ceux-ci en dépend aussi. À cet égard, nous avons besoin d’organisations de la société civile. Elles peuvent conseiller les victimes, sensibiliser un large public à la question et, comme le montre l’exemple, organiser des campagnes de lutte contre le discours haineux.

Le rôle des organisations de la société civile, qui font converger l’engagement social, est si important qu’il faut les aider dans leur mission. Les institutions de l’État doivent jouer un rôle central dans la création du cadre législatif concernant l’engagement de la société civile. En tant qu’organes législatifs, elles doivent façonner l’environnement réglementaire de manière à ce que l’on n’abuse pas de son droit à la liberté d’expression pour violer les droits fondamentaux des minorités touchées par les discours haineux. La question de savoir comment établir les limites dans le cadre de ce processus de pesée des intérêts est controversée, comme le montre l’exemple de la loi allemande sur l’amélioration de l’application du droit sur les réseaux sociaux. Ne pas s’y attaquer n’est toutefois pas une solution.

L’influence des institutions étatiques ne se limite cependant pas à la définition du cadre juridique. Elles décident également de la répartition des moyens et ressources. Un engagement de la société civile fructueux nécessite également le soutien de l’État. La sensibilisation, le conseil aux victimes ou le recensement systématique des discours haineux dans les médias sociaux peuvent d’ailleurs tout à fait être considérés comme des missions d’un État qui protège tous ses citoyens. À cet égard, il peut accomplir ces missions par le biais d’institutions publiques ou de subventions à des organisations de la société civile.

Les médias portent néanmoins aussi une responsabilité. Dans le cadre de la lutte contre les discours haineux dans les médias sociaux, les médias traditionnels doivent remplir leur fonction de contrôle et de critique en rendant les incidents publics et en permettant un discours rationnel sur les limites de la liberté d’expression. Les géants de la technologie, qui ne sont pas uniquement des plateformes qui permettent la communication dans les médias sociaux mais influencent aussi cette communication via des algorithmes, ont le devoir, comme les groupes de médias traditionnels, d’assumer la responsabilité des contenus. Si l’on ne dispose en moyenne que de huit secondes pour vérifier une publication sur Facebook, comme l’avancent souvent les opposants à la loi sur l’amélioration de l’application du droit sur les réseaux sociaux, il ne s’agit toutefois pas d’un argument révélant que cette prise de responsabilité est impossible, mais un argument montrant qu’elle a un coût. Les évolutions actuelles semblent indiquer qu’au moins certains des géants de la technologie l’ont parfaitement compris.

*Dr. Patrik Ettinger, sociologue et historien, depuis 2015 vice-président de la fög – Forschungsinstitut Öffentlichkeit und Gesellschaft/Universität Zürich.

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