Racisme en Suisse en 2005/1

Zürich, 31 Décembre 2005

“Comme si mon passeport n’était pas authentique”

Racisme et discrimination en Suisse en 2005

Moi, native du Kenya et Suissesse depuis neuf ans, mais vivant en Suisse depuis près de 15 ans, je suis dans tous mes états. Plus d’une fois j’ai été déçue par les autorités, or je suis très bien intégrée en Suisse et j’ai parfois l’impression d’être plus suissesse que les Suisses.

Samedi dernier, j’ai pris le train de Kreuzlingen à Zurich, pour prendre part à un cours organisé par Caritas. Dans mon wagon patrouillaient deux employés des douanes, dont un avait l’aspect d’un homme d’origine arabe. Ils m’ont demandé mon billet et mon passeport. J’ai d’abord cru qu’ils recherchaient quelqu’un de précis. Finalement ils ont contrôlé mon passeport page après page et ont même encore téléphoné je ne sais où, comme si mon passeport n’était pas authentique! Les autres voyageurs observaient évidemment la scène avec curiosité. Je me suis sentie gênée, traitée comme une criminelle. Après moi, personne d’autre ne s’est fait contrôler. Les autres voyageurs ressemblaient tous à des Suisses. Force m’était de constater que les douaniers ne contrôlaient qu’en fonction de la couleur de peau. Ce n’est pas la première fois que je fais cette expérience. Lorsque je rentre de vacances avec ma famille, on nous pose beaucoup de questions au contrôle des passeports, et cela malgré mon passeport suisse. C’est de la discrimination basée sur ma couleur de peau! (…)”

Lettre de lectrice dans le Tages-Anzeiger 17. novembre 2005

Début janvier 2006, Doudou Diène, Rapporteur spécial de l’ONU sur le racisme était en visite en Suisse. Dans son premier rapport provisoire il constatait que les noirs étaient le groupe de la population le plus exposé à la xénophobie et au racisme, suivi par les ressortissants des Balkans. Mais des membres de la communauté juive et musulmane lui auraient également parlé de tendances racistes. L’une des raisons pour laquelle M. Diène voulait visiter la Suisse était la campagne de l’UDC contre la naturalisation facilité de septembre 2004. Une affiche montrait des mains brunes qui se tendait (avidement?) vers le passeport suisse. M Diène a également constaté que la Suisse n’avait pas de stratégie contre le racisme et surtout qu’il y avait une tendance à minimiser le problème.

Le constat du Rapporteur spécial de l’ONU concorde avec d’autres rapports précédents, par exemple celui d’Amnesty International, ou de la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance. Amnesty avait constaté en 2004 avoir eu de façon répétitive écho de cas de mauvais traitements de la part de la police, “souvent accompagné d’insultes à caractère raciste”. La commission européenne critiquait “des pratiques policières discriminatoires” comme des contrôles de passeports, la garde à vue intempestive et également des fouilles sur la personne en pleine rue uniquement basées sur la couleur de peau.

Ce qui valait pour les années précédentes vaut également pour 2005: toute personne ayant une couleur de peau basanée ou n’ayant pas de résidence fixe, qui se réclame d’une autre religion que le christianisme ou qui montre des préférences homosexuelles, court dans ce pays le risque de se voir exclu, interpellé en public, insulté, menacé et dans certains cas même menaçé dans son intégrité physique. Le mécanisme de la haine et de l’exclusion existe, et les représentations de l’ennemi s’adaptent aux besoins politiques et sociaux du moment. Depuis le début des années 90, les pratiques discriminatoires touchent surtout des ressortissants d’ex-Yougoslavie et de Turquie. Les années précédentes, c’étaient surtout des personnes à peau noire (peu importe leur origine) qui étaient les victimes de la xénophobie et de la discrimination. Différentes observations prouvent que ces personnes sont encore fréquemment interdites d’entrée dans des lieux de divertissement nocturnes, parfois dans les restaurants, cela sous des prétextes divers. Dans certains cas, la discrimination est de nature économique. Ainsi les étrangers(gères) paient fréquemment de grosses primes d’assurance automobile. Selon un rapport du Tages-Anzeiger, les plus grandes différences de prix concernent les personnes d’origine serbe ou turque, alors qu’il en va autrement pour les ressortissants allemands et autrichiens. Seules quelques compagnies d’assurance traitent les étrangers sur pied d’égalité avec les Suisses.

Une part de la société suisse a une représentation des problèmes de société caractérisée par une tendance nationaliste, voir parfois raciste. Outre les micro-partis nationalistes, l’UDC, en tant que parti gouvernemental, encourage un climat de discrimination par ses campagnes politiques clairement xénophobes. En général, le camp des nationalistes conservateurs dispose d’un grand nombre d’organisations, de moyens de publications et de représentants zélés et en particulier d’un réservoir important de personnes qui écrivent des lettres de lecteurs. Ces dernières années, les campagnes égaient également dirigées contre les musulmans.

Les nationalistes conservateurs suisses constituent une frange politique isolationiste (par exemple fondamentalement opposée à l’entrée dans des organisations supra-nationales comme l’ONU et l’UE), avec des vues xénophobes, voire racistes envers les immigrants des pays extérieurs à l’Union Européenne et les personnes établies sans passeport suisse. Ils peuvent se réclamer de traditions bien établies: par exemple le discours sur les étranger, le “Sonderfall” suisse, la réticence envers la reconnaissance claire et juridiquement exigible du droit des minorités. Les représentants ultra-conservateurs ont une attitude régulièrement sur la défensive et dans tous les cas tendent à minimiser l’impact des manifestations des organisations d’extrême droite. Le camp conservateur a toutefois perdu récemment plusieurs votations de grande portée (adhésion à l’ONU, accords bilatéraux, libre-circulation des personnes à l’intérieur de l’espace de Schengen), ce qui ne l’empêche pas de continuer à attiser le débat politique par des campagnes diffamatoires envers les minorités de Suisse.

Le parti gouvernemental de l’UDC le fait couramment. Dans des annonces publiées à Zurich, il est question de “Nix für Schweizer – Millionen für Ausländer” (rien pour les Suisses, des millions pour les étrangers). Toutefois en 2005, l’UDC n’a fomenté aucune de ces campagnes agressives qui empoisonnent le débat politique. Le porte-parole de l’UDC, Roman S. Jäggi a cependant réagit au rapport de Doudou Diène par une attitude défensive assortie d’un commentaire raciste. Il accepte qu’un rapporteur spécial de l’ONU critique la Suisse, car cette dernière est maintenant membre de l’ONU, mais il trouve que “c’est un comble que cette critique émane d’un Sénégalais”.

Racisme à l’égard des noirs

L’évaluation de Doudou Diène est pertinente: en Suisse, les personnes à peau noire sont le plus souvent victimes de chicanes racistes et de discrimination, surtout aussi de la part de la police. Ils doivent souvent montrer leur passeport et subir des fouilles. L’accès à certains lieux de distractions nocturnes comme des bars leur est assez souvent refusé sous des motifs divers. Les personnes noires ne disposent pas encore d’organisations structurées qui permettraient de se faire écho des nombreuses vexations et discriminations dont ils font l’objet.

Antisémitisme

Mi-mars, la synagogue de Lugano a brûlé et dans la même nuit le feu s’est déclaré dans un magasin de vêtement appartenant à une famille juive (voir encadré). Dans leurs premières appréciations, les autorités pointaient en direction d’une augmentation de l’antisémitisme en Suisse. Une telle conclusion ne se laisse pas prouver. Au contraire, si les débats qui ont suivit l’affaire des fonds en déshérence sur le rôle de la Suisse pendant la deuxième guerre mondiale ont eu pour effet pendant un certain temps d’activer l’antisémitisme latent, cette tendance s’est à nouveau apaisée une fois qu’une solution globale trouvée. Il y a également peu d’indications d’une augmentation d’un “nouvel” antisémitisme en Suisse, à savoir de la part des musulmans et occasionnellement aussi de la gauche, en relation avec la critique de la politique israélienne.

Dans le cercle restreint des forums d’extrême droite, l’on trouve cependant régulièrement des propos antisémites, ainsi que des personnes niant l’holocauste ou le mettant en cause. Même lorsque ces propos contreviennent à la loi pénale antiraciste, ils ont rarement des suites car personne ne porte plainte. Erwin Kessler, président du “Verein gegen Tierfabriken” VgT (association contre les fabriques d’animaux) publie régulièrement des textes antisémites en son nom en particulier sur la homepage de l’association. Toutefois, il s’est montré moins souvent grossier en 2005.

Incendie de la synagogue de Lugano

Le 14 mars 2005, la synagogue de Lugano a été incendiée, de même qu’un magasin de vêtements appartenant à une famille juive. Dans la même nuit, un pyromane voulait également mettre le feu à une maison dans la banlieue de Lugano.

Il était frappant de constater la rapidité avec laquelle les notables tessinois, du moins ceux des partis bourgeois, ont exclu un motif antisémite pour l’incendie. Le plus insistant a été le conseiller aux Etats Dick Marty (PRD). Il serait “très surpris” disait-il au “Blick” si le coupable était un tessinois. Une telle affirmation n’est-elle pas simplement du déni? Ou alors une tentative délibérée de blanchir d’emblée les éventuels racistes tessinois? Quoi qu’il en soit, l’appréciation de Dick Marty était qu’il n’y avait encore jamais existé au Tessin “d’atteintes à des propriétés appartenant à des juifs”, si l’on fait abstraction du fait que ladite synagogue était couverte de slogans antisémites. L’ancien procureur du canton est cependant complètement à côté de la réalité lorsqu’il prétend qu’il n’y a pas eu de déprédations contre des centres d’hébergement des requérants d’asile “comme on les déplore régulièrement en Suisse alémanique”. Le fait est qu’au Tessin également des bâtiments abritant des requérants ont été attaqués dans les années 90 et même avec des explosifs. On a recensé en particulier ces dernières années des attaques et même des tirs contre les véhicules des gens du voyage.

Peu de jours après cet événement, la police a arrêté un ancien chauffeur de bus de 58 ans, licencié depuis quelques années. La police a conclu immédiatement que l’antisémitisme n’était pas le motif de l’incendie. Pourtant l’inculpé s’était refusé au moins une fois à transporter des juifs orthodoxes lorsqu’il était encore chauffeur. L’expert psychiatre a creusé le même sillon, en concluant que l’antisémitisme n’était pas le motif de l’acte. En automne, une juge a condamné le coupable à deux ans de prison, mais cette peine a été commuée en une thérapie en ambulatoire.

La juge Agnese Balestra Bianchi a cependant relativisé dans les fondements de son jugement l’éviction un peu précipitée du motif d’antisémitisme. “Qu’on le veuille ou non, lorsque le coupable a passé à l’acte, il n’a pas attaqué une église catholique ou protestante, de même qu’il ne s’en est pas pris à n’importe quel commerce. Lorsque qu’il a décidé de mettre le feu dans son état psychique maladif, il a recherché des symboles judaïques”. Un commentaire de Georg Kreis, historien et président de la Commission fédérale contre le racisme a fait observer que le psychiatre avait établi une distinction entre “antisémitisme rationnel et irrationnel” et s’est demandé si l’on pouvait vraiment parler “d’antisémitisme complet ou partiel” en ajoutant encore que du point de vue des victimes, peu leur importait de quelle variante il s’agissait.

Racisme contre les musulmans

Le racisme à l’égard des musulmans est devenue un thème central et très politisé de la discrimination en Suisse. Fin 2003, les membres des partis nationalistes conservateurs ont gagné la votation sur la reconnaissance des communautés non chrétiennes dans le canton de Zurich grâce à une campagne contre les musulmans. Ce sont surtout les membres de l’UDC et de l’Alliance pour une Suisse indépendante et neutre (ASIN) qui depuis des années opèrent un bourrage de crâne hostile aux musulmans, en particulier Ulrich Schlüer en qualité d’éditeur de “Schweizerzeit”. La maison d’édition comporte également un service de librairie, via lequel Schlüer diffuse depuis plusieurs années des livres qui dénigrent les musulmans.

Un autre agitateur permanent contre les musulmans est Pirmin Müller, président des Jeunesses UDC du canton de Lucerne. Il diffuse également une brochure qui consiste à citer des passages du Coran qui sont en opposition avec “les droits de l’homme imprégnés des valeurs chrétiennes”. La brochure est très caricaturale: elle oppose le christianisme (pacifique, tolérant et démocratique) à l’Islam (violent et anti-démocratique).

Contrairement à la communauté juive, la communauté musulmane est encore faiblement organisée en Suisse, de sorte que les insinuations, les calomnies et les attaques rencontrent rarement de protestation publique.

Les xénophobes luttent depuis plusieurs années contre les naturalisations en invoquant des arguments contre l’Islam. Non seulement lors des campagnes votations comme celle portant sur la naturalisation facilitée, mais également auprès des autorités communales. Même si un jugement du Tribunal fédéral concernant les naturalisations refusées sans fondement prohibe des décisions discriminatoires, cette nouvelle jurisprudence n’est pas forcément respectée par toutes les assemblées de commune.

La question des naturalisations sera encore dans les années à venir au centre d’un débat politique agité et de campagnes particulièrement virulentes. Fin 2005, l’UDC a déposé son initiative populaire “Pour une procédure de naturalisation démocratique”. L’initiative populaire, qui a de justesse obtenu le nombre requis de signatures, veut faire en sorte que les communes puissent à nouveau décider souverainement de l’issue des procédures de naturalisation, de sorte que des refus pour motifs discriminatoires seraient à nouveau possibles.

Discrimination des Jenish, des Sinti et des Roms

En 2005, le Conseil fédéral a mis en consultation un “Projet de loi sur la situation des gens du voyage en Suisse”. Ce projet se préoccupe d’une part des conséquences d’une ratification de la Convention concernant les peuples indigènes et tribaux, autre part d’un projet d’action de la Confédération pour la création de lieux de stationnement et de transit pour les gens du voyage.

Le fait est que malgré de nombreuses protestations de fonctionnaires et de politicien(nes), les gens du voyage, en particulier les Roms sans citoyenneté suisse, ont toujours de la peine à trouver des places de stationnement ou de transit, bien que ces dernières années de nouveaux lieux aient été aménagés. Ces endroits ont d’ailleurs également été la cible de violentes attaques.

En conclusion, en 2005 se sont également principalement les ressortissants de différents pays de l’ex-Yougoslavie ainsi que les personnes noires de peau – avec ou sans passeport suisse – qui sont les plus souvent confrontés avec des allégations racistes, aussi bien dans la société en général que dans le débat politique. Les chicanes policières ainsi que les humiliations touchent avant tout les jeunes hommes noirs, indépendamment de leur origine. Des campagnes hostiles aux musulmans peuvent influer sur le cours des votations populaires. L’antisémitisme est latent, mais surgit rarement dans la sphère publique, si l’on fait exception des publications d’extrême droite. La Convention sur les gens du voyage et les Jenish est reconnue par la Suisse, mais concrètement, ces personnes ont encore des difficultés à stationner dans ou transiter par notre pays. Occasionnellement, ces personnes font l’objet de violentes attaques.

Réactions à la chronologie 2004

L’an dernier également, la chronologie “Rassistische Vorfälle in der Schweiz” (Incidents racistes en Suisse) a retenu l’attention des politiciens et politiciennes xénophobes ainsi que ceux et celles qui instrumentalisent le racisme à des fins politiques. Cette fois en faisait aussi partie un membre de la Commission fédérale contre le racisme, Rudolf Horber, Secrétaire politique de la l’Union suisse des arts et métiers (USAM). Ce dernier écrivait qu’il fallait “Garder le sens des proportions, alors qu’année après année les soi-disant “incidents racistes” étaient décrits avec méticulosité, il n’existait pas de statistique analogue décrivant les crimes et les ennuis causés aux confédérés par des étrangers et des demandeurs d’asile.” Horber ajoutait que “c’était un peu fort de taxer de racisme tous les refus de naturalisation ainsi que toutes les conversations de café”. Or seuls les refus de naturalisation basés sur l’origine ou la religion ont été intégrés à la chronologie, qui ne documente que les cas rendus publics ou qui ont une portée politique.

Un rédacteur du quotidien bernois “Der Bund” a repris les critiques de Rudolf Horber et a confronté à ce propos Georg Kreis, président de la Commission fédérale contre le racisme.

Question: “Beaucoup de personnes s’émeuvent chaque année de la chronologie des incidents racistes en Suisse?”

Georg Kreis: “Cette liste est extrêmement utile à titre de documentation. Les avis peuvent effectivement être partagés sur certaines entrées qui y figurent.”

Question:”Est-il nécessaire d’intégrer dans la chronologie les représentants de l’UDC qui apostrophent les étrangers?”

Georg Kreis: “Certainement. Car de fait très peux de cas sont rapportés. Beaucoup de Suisses ne sont donc pas conscients du fait qu’il existe une partie du pays où le racisme est à l’ordre du jour.”

Werner Wassmer, point de contact de l’ASIN à Aargau écrit dans “Schweizerzeit” au sujet de la chronologie de “bonnes âmes autoproclamées” et colporte l’idée fausse que les cas de refus de naturalisation sont traités “uniformément” sous l’angle du racisme. Ce reproche infondé fait d’ailleurs partie du répertoire standard des critiques de la chronologie.